C'est volontairement pendant une période de relâche pro que j'écris ici seulement quelques lignes sur ce sujet que nombre de mes confrères (on parle véto ici je le rappelle) connaissent très/trop bien. Il n'en mérite pas plus, je préfère me concentrer sur des sujets plus optimistes, même si je n'en donne pas toujours l'impression, je vois (presque) toujours le verre à moitié plein
(Et comment mieux illustrer le concept de fatigue chronique qu'en partageant des photos de chats?!)
Fatiguée: je crois que je le suis de naissance, et que cette fatigue, je la fuis depuis. Elle aura tout tenté pour me rattraper, et peut-être finira t'elle par y arriver, je la sens qui souffle sur ma nuque régulièrement, comme une proie qui sent l'haleine fétide du prédateur qui se rapproche.
Mais quelle est cette fatigue si pugnace? Elle est plus morale que physique, bien que mon métier soit exigeant sur le plan sportif. Tenter la contention du Bouvier Bernois de 70 kilos, c'est comme faire une séance de cardio d'une 1/2heure, si!si!, je vous le garantis! Mais ça reste moins fatigant que d'essayer de convaincre un propriétaire de chien de race (et encore mieux: d'un de ces croisements à la mode qui sont vendus si cher!) que la vaccination et le déparasitage de son chiot sont essentiels pour sa santé, alors que son éleveur lui a soutenu que c'était poison...
Probablement que le terme fatigue n'est pas le plus précis, pour décrire ce sentiment que je ressens de me battre régulièrement pour ne pas dire quotidiennement contre:
-des idées reçues: "on m'a dit qu'il fallait que ma chienne/chatte fasse une portée pour être en bonne santé"..."On" est un con
-l'acharnement thérapeutique: "il ne souffre pas, sinon il se plaindrait non? Je veux qu'il meure de sa belle mort à la maison!"... le chat qui se cache pour mourir ce n'est pas un mythe, et en général il n'envoie pas de bulletin d'information avant pour prévenir. Et la mort n'est jamais belle, ou alors il faut qu'elle foudroie sans prévenir et sans faire mal, mais c'est assez/très/beaucoup rare (j'espère mourir ainsi, pourquoi pas foudroyée à 99 ans pendant une ultime partie de golf, alors que c'est bien connu qu'il ne faut pas jouer sous l'orage, mais j'aurai éteint mes sonotones 🙃)
Pour la ref, c'est ici:
https://youtu.be/u4r2i7tohPM?si=vPy48s21gVi2uGV8
-les arguments tous sauf scientifiques du dernier qui a parlé et vendu: des croquettes sans céréales , du vermifuge à base d'ail, de l'argile verte pour traiter les plaies surinfectées, de la terre de sommières pour les parasites externes, et la liste est longue
-la communication animale: on entre dans la vaste dimension du "foutage de gueule en règle" doublé d'une bonne dose de malhonnêteté, et surtout c'est du profit facile sur le dos de gens en souffrance psychologique et donc fragilisés et plus prompts à dégainer leur CB pour calmer leurs angoisses qu'à écouter des conseils éclairés de vrais pros
Vous l'aurez compris, mon quotidien de vétérinaire n'est pas fait que de soins à des animaux détenus par des propriétaires raisonnables et confiants...
Mais cette lassitude est aussi alimentée comme un fleuve par de nombreux cours d'eau, en mode crue printanière après la fonte des neiges (c'est plutôt la fonte des glaciers si on tient compte du réchauffement climatique) par des:
-contraintes administratives qui font régulièrement des petits, comme les chattes sauvages qui pondent plusieurs fois par an.
-clients de plus en plus exigeants, pressés, "à ma guise", procéduriers
-matériels qui tombent en panne, les machines se passant le mot pour décéder les unes après les autres, en particulier les ordinateurs, les appareils d'imagerie et les analyseurs divers et variés. La multiplication des appareillages censés nous rendre le travail plus confortable augmente en fait le risque de se faire des cheveux blancs. Le moindre bip de détresse sur une paillasse ou en salle d'imagerie fait monter ma tension de 2 points!
-obligations diverses, directement ou non liées à notre exercice: pcs (permanence et continuité de soins), obligation de formation continue, radio-protection, informations diverses et variées, obligation de gestion du bien-être des salariés (mais qui s'occupe du bien-être du chef d'entreprise?), avalanche de courriers du cabinet comptable annonçant, qui une modification de la loi de finance (et le trésor public affamé qui se frotte les mains en contemplant le chef d'entreprise acculé), qui une nouvelle contrainte dans la gestion sociale,...et j'en passe.
Ce qui fait que le plaisir d'aller au travail s'occuper des poilus que des inconscients veulent bien me confier, est terni par l'appréhension de la catastrophe qui se planque sans aucun doute derrière la porte de la clinique...et les emmerdes, c'est comme les oiseaux migrateurs, ça vole en escadrille 😑.
Alors, oui tous ces aspects méconnus du grand public, mais aussi de la plupart des proches du vétérinaire, contribuent à un épuisement émotionnel avec des répercussions physiques à moyen et long terme. Ce n'est pas qu'une question de sexe et d'hormones (histoire de rappeler que la ménopause n'est pas un vaste sac dans lequel ranger tout ce qui ne tourne pas rond chez la vétérinaire quinquagénaire que je suis), quelle que soit la tranche d'âge du praticien qui ressent cette fatigue.
Je regarde plutôt devant que derrière moi, les regrets très peu pour moi. Et il me reste encore un bout de vie pro à découvrir. Cependant, pour avancer, il faut aussi de temps en temps faire le point, et si je dois décrire ma carrière passée en un mouvement, ce serait une ondulation plus ou moins lente, plus ou moins marquée selon les périodes, avec des bas très bas qui correspondent à des périodes très/trop chargées, tant au plan pro que perso, car , tout du moins dans mon cas, les deux sont étroitement intriqués ("vivre pour le travail" n'est pas qu'un aphorisme me concernant, bien que je tente de m'en détacher depuis de longues années, avec plus ou moins de succès selon les moments). C'est moins le cas depuis que mes enfants sont devenus grands et quasi autonomes, mais je sais que ce soulagement ne sera que de courte durée avant de devoir assumer d'autres responsabilités et contraintes.
Autre aphorisme: Celui qui associe vie et liberté est un idiot.